Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Article de conjoncture “Le Tchad sous et après Déby : transition, succession ou régime d’exception”, Politique africaine n°164 de Jérôme Tubiana

En avril 2021, un raid rebelle tchadien, bien que repoussé par les forces gouvernementales, occasionna la mort du président Idriss Déby, parti au combat comme à son habitude. Cette mort brutale ne fut qu’en partie une surprise et peu d’observateurs envisageaient que le président tchadien puisse laisser le pouvoir sans brutale. Mais alors que sa disparition aurait pu offrir l’opportunité d’une transition démocratique, la France et d’autres alliés semblent soutenir une succession familiale et militaire, qui s’apparente à un « régime d’exception » au regard de condamnations internationales plus claires envers d’autres tentatives autoritaires dans la région.

Au cours des trente dernières années, le Tchad a connu de nombreux épisodes violents, notamment des attaques régulières de mouvements rebelles auxquelles le pouvoir ne survécut parfois qu’in extremis. Pour autant, le changement politique – changement de type de régime et changement de dirigeant – que de nombreux Tchadiens appelaient de leurs vœux n’a pas eu lieu, ce qui permit aux soutiens extérieurs du régime de continuer à caractériser le pays, malgré ces attaques à répétition, comme un État « stable ». Cette stabilité se résumait finalement au maintien au pouvoir d’un même dirigeant, Idriss Déby. Après avoir conquis le pouvoir en tant que chef rebelle en 1990, il y demeura ensuite grâce à l’organisation d’élections pour la façade, régulières mais frauduleuses, et à des modifications de la constitution. Mais même fortes de soutiens extérieurs, les tentatives de certains de ses successeurs potentiels de suivre son modèle ont été rendues plus incertaines par la multiplication des appels à une transition démocratique.

2Cet article, sans prétendre faire le bilan exhaustif des trente ans de règne d’Idriss Déby, montrera comment une prise de pouvoir à l’origine présentée comme la promesse d’un régime démocratique verra au contraire la constitution d’une scène politique marquée par une concentration croissante et durable des pouvoirs entre les mains du chef de l’État. La trahison de la promesse démocratique s’est aussi traduite par l’affaiblissement systématique de l’opposition non-armée, tantôt réprimée, tantôt cooptée, sinon condamnée à rejoindre une opposition armée quasi professionnalisée qui reste une constante de l’histoire politique tchadienne et un passage obligé pour nombre de candidats au pouvoir. Dans cette trajectoire, le rôle de la France aura été crucial, encourageant le maintien au pouvoir d’Idriss Déby au nom tout d’abord d’intérêts politico-économiques historiques, puis d’une stabilité illusoire justifiée par l’instabilité régionale et les performances de l’armée tchadienne à l’extérieur, dans la lutte contre le terrorisme. La politique tchadienne de la France est aussi marquée par un dédain affirmé pour l’opposition et la société civile tchadiennes, et des interventions de moins en moins neutres contre l’opposition armée, sciemment confondue avec les groupes terroristes régionaux. Ces ingrédients, tout en ayant longtemps empêché les discussions internes et externes sur la succession d’Idriss Déby, continuent de façonner la trajectoire du Tchad même après la mort soudaine du président tchadien en avril 2021. La transition démocratique annoncée paraît aujourd’hui contrôlée par les partisans d’une succession clanique ou familiale, et s’apparente davantage à un « régime d’exception » au regard des condamnations internationales plus claires envers les tentatives autoritaires dans d’autres pays de la région.

3Cet article se base sur des recherches que j’ai effectuées au Tchad, notamment au nord et à l’est du pays, tout au long du règne d’Idriss Déby. À partir de 2015 en particulier, j’ai tenté d’analyser l’évolution du régime tchadien et son influence internationale croissante malgré ses fragilités internes, ainsi que les trajectoires des groupes d’opposition armée, en tant que consultant pour différents think tanks, dont l’United States Institutes of Peace (USIP) et la Small Arms Survey.

4La première fois que j’ai vu Idriss Déby, c’était en 2014 lors du premier Forum de Dakar. L’événement était organisé par le ministère français de la Défense pour renforcer les liens avec ses alliés africains dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Les cinq présidents de la toute nouvelle coalition du G5 Sahel soutenue par la France (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) étaient présents. La réputation de l’armée tchadienne, déjà engagée au Mali aux côtés de la France, comme étant la meilleure du lot permettait alors à Déby de taquiner aussi bien le doyen du groupe, le Malien Ibrahim Boubacar Keïta (renversé depuis par un coup d’État militaire) en l’appelant par ses initiales (IBK), que le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian (aujourd’hui ministre des Affaires étrangères). Ce dernier, souvent présenté comme le meilleur ami de Déby, n’a pas beaucoup ri lorsque le président tchadien a rappelé avoir prédit à juste titre que la Libye sans Kadhafi serait une source de déstabilisation pour ses voisins, et suggéré que, puisque le chaos en Libye et ses répercussions sur le Sahel étaient dus à une opération de l’OTAN largement inspirée par la France, Paris devait maintenant « assurer le service après-vente » et envoyer à nouveau des troupes en Libye.

5J’ai revu Déby une seconde et dernière fois en 2016 à Am Djéress, sa petite « capitale » dans le désert du Nord-Est du Tchad. Il y a des générations de cela, l’ancêtre du clan de Déby (les Kolyala), parmi les dizaines de clans composant la communauté des Zaghawa (qui se nomment eux-mêmes Beri), s’était installé dans ces collines rocheuses. Dans les années 1980, lorsque Déby est devenu un haut gradé de l’appareil sécuritaire du dictateur Hissène Habré, de nombreux Zaghawa ont quitté leur région désertique pour rejoindre la véritable capitale, N’Djamena, dont un nouveau quartier fut baptisé Am Djéress. Au début des années 2000, l’Am Djéress originel ne comptait que quelques huttes de branches jusqu’à ce que Déby décide d’y construire une ville, en commençant par sa propre maison. Bon gré, mal gré, les Kolyala ont dû l’imiter.

6Ce jour de 2016, un avion italien flambant neuf, habituellement dédié au transport de troupes, transporta les invités jusqu’à l’aérodrome doté d’une piste asphaltée de trois kilomètres que Déby avait fait construire dans le désert. On nous conduisit en ville sur la plus longue bande de goudron du Sahara tchadien – une route de 16 km construite par une ancienne société d’État désormais aux mains de la famille du président. L’étrange route était parcourue par des véhicules blindés et toute la zone paraissait entourée de camps militaires. Il semblait y avoir en ville plus de militaires que de civils, bien que les habitants d’Am Djéress qui me guidèrent dans les environs me dirent qu’il y avait plus de monde que d’habitude. La plupart d’entre eux n’aimaient pas vivre ici, disaient-ils, mais beaucoup revenaient de temps en temps, lorsque « le boss » était en ville, depuis laquelle il semblait de plus en plus gérer les affaires de l’État. Mes accompagnateurs paraissaient frustrés, ils accusaient le président de n’avoir rien fait de tangible pour développer leur région, et ironisaient sur « l’aéroport international » et le palais à colonnes de deux étages que Déby semblait rarement quitter.

7L’occasion de ma visite était un festival des « cultures sahariennes », mais le showman que j’avais vu à Dakar était presque invisible. Il ne quitta le palais que pour assister à des courses de chameaux et de chevaux. Il remit des médailles et de l’argent aux vainqueurs, dont beaucoup montaient des coursiers appartenant à l’écurie de « Sa Majesté le Sultan du Dar Bilia », qui n’était autre que le président lui-même, autoproclamé sultan en 2010. Cette fois, Sa Majesté ne fit pas de blagues. Cette unique apparition publique ne fit qu’aggraver les rumeurs, anciennes, selon lesquelles Déby était gravement malade. L’atmosphère était tendue. Dans une exposition improvisée sur la culture locale, des panneaux écrits à la main clamaient que le clan du président, les Kolyala, était le meilleur de tous. « Les flatteurs ne nous font aucun bien », commenta un proche de Déby.

Trente ans de règne

Au sein de la communauté zaghawa, dont le territoire s’étend de part et d’autre de la frontière entre le Tchad et le Soudan, Déby a longtemps souffert de ne pas être issu d’une des anciennes chefferies dynastiques, dont les fils, scolarisés très tôt, ont fait partie des élites postcoloniales tchadienne et soudanaise. Il devint chef d’état-major du chef rebelle Hissène Habré, qui prit le pouvoir en 1982. Habré réussit à reconquérir le Nord du Tchad, alors occupé par la Libye et des groupes rebelles tchadiens qu’elle soutenait. Contrairement à ce qui a souvent été dit, Déby a peu participé à cette victoire – il avait alors été envoyé à l’École de guerre de Paris, où il se serait lié d’amitié avec des officiers français.

9La victoire contre Kadhafi en 1987 contribua à l’unité nationale du Tchad, mais le régime d’Habré était de plus en plus dominé par sa tribu, les Goranes (ou Dazagada), et plus particulièrement par son clan, les Anakazza. Habré organisa de violentes répressions ciblant des communautés entières pour la simple raison que des opposants en étaient issus, occasionnant des milliers de morts. Le Sud du Tchad, puis les Arabes et les Hadjeray, et enfin les Zaghawa en furent les victimes. En tant que chef d’état-major adjoint, puis conseiller d’Habré en charge de la sécurité, Déby prit part à la répression au Sud et ne s’opposa pas à l’arrestation de membres de sa communauté. Enfin, en 1989, sentant que leur tour viendrait aussi, Déby et Hassan Djamouss, un autre officier zaghawa qui avait joué le premier rôle lors de la guerre contre la Libye, « sortirent » – selon l’expression communément utilisée au Tchad pour évoquer un départ en rébellion. Djamouss fut tué tandis que Déby s’enfuyait au Soudan. Il y fut accueilli par des responsables politiques zaghawa soudanais. Certains d’entre eux avaient soutenu le coup d’État qui venait de porter Omar el-Bechir au pouvoir : ils firent en sorte que le Mouvement patriotique du salut (MPS) de Déby bénéficie du soutien de la junte islamiste de Khartoum. Plus surprenant étant donné ce parrainage initial, les rebelles tchadiens obtinrent aussi le soutien de la Libye, puis celui de la France. Ces trois parrains étaient ennemis, mais avaient un intérêt commun à renverser Habré, dont ils considéraient également la proximité avec les États-Unis comme une menace. Paris voyait alors les États-Unis comme un rival tentant de mettre un pied dans son arrière-cour africaine.

En 1990, après à peine une année de combats, Déby marcha sur N’Djamena. Sa promesse de remplacer Habré par un régime démocratique (ses premiers mots en tant que président furent « Je ne vous apporte ni or, ni argent, mais la liberté ») lui valut un large soutien de la part des communautés qui avaient souffert des répressions successives, mais aussi des opposants en exil qui s’attendaient à ce que Déby cède bientôt le pouvoir à un régime civil et démocratique.

Déby semblait alors comprendre que l’ère de l’après-guerre froide, qui s’était ouverte au moment où il accédait au pouvoir, l’obligeait à faire quelques concessions aux appels de l’Occident en faveur de la démocratie en Afrique. Puis les promesses commencèrent à être brisées. Au fil des ans, des chefs de l’opposition et des personnalités remarquables furent systématiquement cooptés par le pouvoir. L’avocat des droits de l’homme Jean-Bernard Padaré et le journaliste star de télévision Hassan Sylla devinrent les porte-parole, respectivement, du parti au pouvoir et du gouvernement ; le comédien populaire Haïkal Zakaria cessa de se moquer de l’armée de Déby pour devenir ministre de la Jeunesse et un véritable colonel ; et le réalisateur primé Mahamat Saleh Haroun fut brièvement nommé ministre de la Culture . Des personnalités plus menaçantes, comme le défenseur des droits de l’homme Joseph Béhidi et le chef de l’opposition Ibni Oumar Mahamat Saleh, disparurent aux mains des forces de sécurité.

Les premiers rebelles contre Déby apparurent immédiatement après sa prise de pouvoir. Nombre d’entre eux étaient d’anciens frères d’armes insatisfaits. Lorsqu’ils tentèrent de négocier, ils ne furent pas les mieux traités : après des pourparlers avec Déby, son ancien chef d’état-major Abbas Kotty fut assassiné. Cela laissa l’impression durable que Déby ne comprenait que le langage des armes, alimentant ainsi des rébellions permanentes. Des opposants non-armés continuèrent de réclamer un changement pacifique par le biais d’élections équitables ou d’un dialogue, mais ceux qui ne se lassèrent pas et ne rejoignirent ni le gouvernement ni la lutte armée ne furent pas pris au sérieux. Le régime les harcela, et son principal soutien étranger, la France, les ignora, tout en se moquant régulièrement de leurs « divisions » (réelles), de leur « faiblesse » (toute relative) et de leur « incompétence » (supposée). En 1996, la première élection de Déby fut truquée avec le soutien d’« experts » électoraux français. Dix ans plus tard, Déby dut modifier la constitution (une première fois, sur deux durant la totalité de son règne), qui n’autorisait que deux mandats, pour pouvoir en briguer un troisième en 2006. Il fut réélu à trois autres reprises par la suite, en 2011, 2016 et 2021.

Quant à « l’or et l’argent » que Déby n’avait pas promis, les indicateurs économiques et sociaux du Tchad restèrent au plus bas de tous les classements internationaux. Mais le régime paraissait de plus en plus entaché par des soupçons de malversations financières, qui culminèrent lorsque Déby fut pris la main dans le sac dans une affaire de contrefaçon massive de dinars du Bahreïn, en 1998. Cela n’empêcha pas la Banque mondiale de promouvoir comme modèle, à la même époque, un projet pétrolier mené par la compagnie américaine Exxon au sud du Tchad : la Banque était censée garantir la promesse que les revenus pétroliers seraient essentiellement consacrés au développement. L’intérêt américain pour le pétrole tchadien remontait à l’époque d’Habré, et il semble que le prix du soutien français à la prise du pouvoir de Déby ait été l’entrée de la compagnie française Elf comme partenaire, certes minoritaire, d’Exxon et de la compagnie hollandaise Shell. En 1999, Shell et Elf, devenues Total-Fina-Elf, décidèrent de se retirer du consortium, laissant la place à une autre compagnie américaine, Chevron, et à la compagnie malaisienne Petronas. Déby ne comprit pas la nature économique des motivations de la compagnie française et interpréta le retrait d’Elf comme le signal d’un désamour de l’État français. Ses relations avec Paris connurent alors un des coups de froid qui émaillèrent le règne de Déby, mais n’empêchèrent pourtant pas le couple franco-tchadien de rester plutôt stable.

Le pétrole commença à couler en 2003. De nouvelles dissensions apparurent alors au sein du régime et de la communauté zaghawa, notamment dues à la volonté de plus en plus apparente de Déby de se maintenir au pouvoir à tout prix, y compris au moyen de la nouvelle rente. Jusqu’alors piliers du régime et cousins du président, les frères Timan et Tom Erdimi (ce dernier représentait le Tchad lors des négociations pétrolières) formèrent une rébellion en 2004, suivis par d’autres groupes de diverses communautés. En 2006, alors qu’un raid rebelle entra dans N’Djamena et ne fut défait que de justesse, le coût de cette guerre servit à Déby de justification pour trahir ses engagements vis-à-vis de la Banque mondiale et utiliser les revenus du pétrole pour acheter des armes – une parfaite illustration de ce qu’on appelle la malédiction du pétrole.

Cependant, tout au long de son règne, la principale « malédiction » de Déby fut peut-être sa propre communauté, les Zaghawa. Il ne parvint jamais à s’assurer leur soutien plein et entier, du fait de divisions internes, mais aussi parce que la plus grande partie de la communauté, malgré la prise de pouvoir de Déby, conservait un ancrage politique et économique peut-être plus essentiel au Soudan qu’au Tchad. En 2002-2003, une rébellion, en grande partie zaghawa, vit le jour au Darfour contre le gouvernement soudanais. Des officiers zaghawa de l’armée tchadienne commencèrent alors à soutenir ou à rejoindre les rebelles du Darfour, soit dans le but de reproduire la prise de pouvoir de Déby de l’autre côté de la frontière, soit simplement pour protéger leurs proches de la contre-insurrection du gouvernement soudanais, qui se livra à un nettoyage ethnique brutal à l’encontre des communautés non-arabes, accusées de soutenir les rebelles. Le refus initial de Déby de soutenir les Darfouris devint un autre sujet de désaccord au sein de la communauté zaghawa tchadienne. Mais la tentative du régime tchadien de rester neutre, et même de jouer un rôle de médiateur, se révéla vite intenable, non seulement parce que les Zaghawa tchadiens soutenaient les rebelles du Darfour dans le dos de Déby, mais aussi parce que nombre des miliciens arabes janjawid armés par Khartoum pour mener la guerre au Darfour étaient d’origine tchadienne, y compris d’anciens et de potentiels rebelles contre N’Djamena. En outre, le gouvernement soudanais, convaincu qu’il lui fallait affaiblir, voire renverser, le régime tchadien pour obtenir une victoire au Darfour, commença à rassembler sur son territoire et à soutenir tous les candidats possibles à la lutte armée contre le Tchad. De 2004 à 2010, N’Djamena et Khartoum se livrèrent ainsi une guerre par groupes rebelles interposés. Deux raids rebelles successifs, en 2006 et 2008, faillirent renverser Déby, finalement sauvé par des désaccords entre les rebelles et un soutien militaire français. La réconciliation de 2010 entre le Tchad et le Soudan affaiblit durablement les rébellions.

En contraste flagrant avec les multiples processus de paix ayant eu lieu au Soudan voisin (avec d’interminables négociations chapeautées par des acteurs internationaux tels que les Nations unies, l’Union africaine et le Qatar), les demandes de négociations inter-tchadiennes demeurèrent lettre morte. La France joua un rôle ambigu, ne soutenant pas de processus négocié mais ne s’opposant pas à des initiatives de médiation privée, ce qui revenait à les laisser se heurter au refus de Déby. De manière tout aussi ambivalente, au cours des années 2000, la France affirma régulièrement se sentir seule dans la crise tchadienne et vouloir « multilatéraliser » les interventions internationales au Tchad en recherchant le soutien, y compris financier et militaire, d’autres acteurs internationaux, en particulier européens. Mais les forces européennes puis onusiennes qui intervinrent brièvement dans l’Est du Tchad apparurent constamment dépendantes de la bonne volonté d’un parrain français qui n’entendait pas renoncer à son hégémonie. Lors d’une interview en 2017, Déby affirma, étonnamment, qu’il n’avait pas au départ envisagé de se maintenir au pouvoir au-delà des deux mandats initialement autorisés, mais que c’était Paris qui l’avait poussé à modifier la constitution en 2005.

La décennie qui suivit sembla marquée par un rétrécissement progressif du régime autour de son chef, que l’on ne cessait de dire affaibli mais qui parvint à se maintenir au pouvoir, notamment grâce à la multiplication d’alliances internationales et, à l’intérieur du pays, par une stratégie constante d’affaiblissement de l’opposition. Au cours des trente années de règne de Déby, non seulement le mouvement rebelle qui l’avait porté au pouvoir, le MPS, était devenu un parti politique hégémonique, mais en outre le régime œuvra pour transformer l’opposition à la fois en faire-valoir et en vivier de recrutement d’alliés sur une plus ou moins longue durée. La fragmentation de l’opposition en des dizaines, voire des centaines, de partis politiques n’a pas été seulement due aux ambitions personnelles des chefs de partis, mais aussi aux manœuvres du pouvoir pour coopter certains d’entre eux et créer de faux partis d’opposition, en réalité satellites du pouvoir. Les tentatives de structuration de l’opposition et de la société civile en blocs successifs capables de faire face au MPS se heurtèrent ainsi à d’autres coalitions créées par le régime et qui semblaient leur faire parfaitement miroir. Ceux qui résistaient à la cooptation eurent aussi à faire face à une répression devenue plus violente au fur et à mesure que de nouvelles générations de militants, rejetant la lutte armée, tentèrent de contester le pouvoir lors de manifestations pacifiques.

2016 fut une année cruciale : celle de l’avant-dernière réélection de Déby, peut-être la plus contestée. Les inquiétudes sur sa longévité et sa succession, minant les équilibres au sein de sa base politique et communautaire, inaugurèrent un dernier mandat de cinq années où les divisions furent plus que jamais visibles.

Cette année-là, à Am Djéress, la famille de Déby ne cachait pas ses désaccords. La communauté zaghawa n’appréciait pas les loyautés changeantes du « boss » : après avoir lâché les rebelles du Darfour pour se réconcilier avec le régime de Khartoum, il était à présent accusé d’écarter du pouvoir les Zaghawa et sa propre famille, au profit du clan, en partie arabe, de l’une de ses épouses, Hinda, devenue Première dame et accusée de manipuler son époux. Autre source d’incertitude, des mouvements rebelles tchadiens, mais aussi soudanais, certains vieux de plus d’une décennie, avaient survécu, et reconstituaient leurs forces et leur équipement en Libye en louant leurs services aux belligérants libyens. Lors d’entretiens réalisés à Am Djéress en 2016, des proches de Déby, tout en ne souhaitant pas faire de commentaires sur la santé qu’on disait fragile du président, reconnaissaient que personne n’était éternel et que la famille essayait de discuter de scénarios de succession en cas de malheur. Les noms de plusieurs fils furent cités, dont celui du jeune général Mahamat « Kaka » (« grand-mère », car il avait été élevé par la mère de Déby), aujourd’hui à la tête de l’État. Général d’une trentaine d’années, Kaka s’était d’abord fait remarquer en tant que commandant adjoint du contingent tchadien au Mali. Mais Déby coupait systématiquement court à ces discussions, les considérant comme des tentatives pour le remplacer de son vivant. Le régime avait aussi moins d’argent disponible pour s’assurer des loyautés : les cours du pétrole étaient si bas qu’il ne valait même pas la peine de l’extraire, me souffla l’un de mes interlocuteurs ; et les prix de l’or si élevés que même les troupes d’élite d’Am Djéress désertaient pour aller exploiter les mines dans le désert. La répression contre les orpailleurs zaghawa, avec des confiscations régulières de véhicules pick-up, ne faisait qu’accroître les ressentiments. Lors de nos discussions, les habitants d’Am Djéress affirmaient que l’argent du festival avait disparu aux mains de fonctionnaires venus d’ailleurs. La frustration de la propre communauté de Déby s’affichant désormais sur les réseaux sociaux, tous les ingrédients d’une fin de règne étaient déjà dans l’air.

Quelques semaines plus tard, un plus grand scandale eut lieu lorsque Zouhoura, une écolière de 17 ans, par ailleurs fille d’un candidat d’opposition à la présidentielle, accusa les fils de plusieurs barons du régime de l’avoir violée. Cela déclencha une mobilisation inhabituelle sur les réseaux sociaux et des manifestations dans tout le Tchad.

Les coups de dés du Fact (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad)

Rencontré à Paris lors d’une conférence de presse donnée par Zouhoura, Mohamed Mahadi, entre deux déplacements entre la France (où il était réfugié) et la Libye (où il était un chef rebelle), me confia sa lecture de la possible renaissance de la rébellion tchadienne, dont il était un vétéran. Il s’était engagé en 1978, alors qu’il n’avait que 14 ans, « en imitant les anciens ». « Aujourd’hui, on me qualifierait d’enfant-soldat », plaisantait-il. Depuis lors, il avait mené la double vie d’un rebelle au Sahara et d’un réfugié politique en France.

Mahadi me raconta que le discours pince-sans-rire de Déby au Forum de Dakar de 2014 avait été pris au premier degré en Libye. La coalition disparate de forces révolutionnaires qui contrôlait alors l’Ouest de la Libye, en particulier les puissantes milices de la ville de Misrata, avait vu la demande à demi sérieuse de Déby d’une intervention internationale en Libye contre les « terroristes » comme une déclaration de guerre à leur encontre. Ils avaient immédiatement pris contact avec les chefs rebelles tchadiens en exil, et Mahadi avait été envoyé en Libye par Mahamat Nouri, le chef de l’UFDD (Union des forces pour la démocratie et le développement), regroupant depuis 2007 les rebelles de la communauté gorane, pour reprendre le contrôle de forces désorganisées et exilées en Libye. Quelques jours après notre rencontre, Mahadi retourna dans ce pays. Là-bas, sa tentative pour s’imposer comme le chef des rebelles goranes ne réussit que partiellement : en 2016, l’UFDD finit par se diviser en trois factions sur des bases claniques, Mahadi prenant la tête du Fact (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad). Le Fact n’était alors qu’un des mouvements rebelles tchadiens, souffrant comme les autres de la fragmentation ethnique croissante de la rébellion.

En 2015, un gouvernement d’accord national (GNA) rassemblant les factions révolutionnaires de l’Ouest libyen avait été formé sous l’égide de l’ONU à Tripoli, immédiatement contesté par le maréchal Khalifa Haftar, qui contrôlait l’Est de la Libye. Mahadi affirme que, tentant de limiter l’utilisation de ses forces comme supplétifs par ses alliés libyens de Misrata, il aurait alors refusé de les envoyer dans l’Est, par bateau, contre les Forces armées arabes libyennes (LAAF) d’Haftar. Bien que Mahadi ait paru initialement proche de Misrata, il semble, d’après le chef rebelle lui-même, que les Misratis commencèrent alors à montrer une préférence croissante pour le CCMSR (Conseil de commandement militaire pour le salut de la république), un groupe de dissidents du Fact issus d’autres clans goranes et jugés davantage prêts à combattre comme supplétifs.

En 2017, les LAAF prirent le contrôle de la zone de Jufra dans le centre de la Libye, où le Fact était basé. Mahadi refusa alors de nouveau de les combattre aux côtés de ses alliés misratis et négocia un pacte de non-agression avec les nouveaux arrivants, se présentant comme « neutre ». Il admet cependant avoir accepté, à la demande d’Haftar, de bloquer l’arrivée d’éventuels renforts de Misrata depuis le sud, facilitant l’arrivée des LAAF – les Misratis s’étant retirés vers le nord. Le caractère étrange de cette discrète volte-face tenait au fait qu’Haftar était soutenu, notamment, par le Tchad et la France : l’idée qu’une rébellion tchadienne puisse bénéficier de son soutien ou même survivre à ses côtés paraissait donc être un pari risqué. Contrairement aux autres rebelles tchadiens, qui étaient restés du côté du GNA et s’étaient retirés de Jufra, les forces de Mahadi se retrouvèrent alors piégées dans le camp soutenu par le Tchad et la France.

Plus tard en 2017, au téléphone, Mahadi semblait conscient des risques qu’il avait pris. Il ressentait également la pression française. La même année, Paris avait ordonné le gel de ses avoirs financiers, l’accusant de manière peu étayée « de faciliter, d’inciter et de participer à la commission d’actes de terrorisme », un abus des lois anti-terroristes clairement destiné à faire plaisir au régime tchadien. Pour ajouter à l’amertume de Mahadi, qui, réfugié en France, avait milité au Parti socialiste, ce décret avait été pris sous la présidence de François Hollande.

Pourtant, lorsque Hollande fut élu président en 2012, Déby s’inquiéta. Les socialistes avaient continuellement demandé que la lumière fût faite sur la « disparition » du chef de file de l’opposition, Ibni Oumar Mahamat Saleh, un autre camarade socialiste arrêté par des hommes de Déby lors de l’attaque rebelle sur N’Djamena en 2008. Mais l’année de l’élection de Hollande, des groupes djihadistes prirent le contrôle du Nord du Mali et le nouveau président décida d’intervenir. Il avait besoin d’alliés africains, et Déby offrit ses forces, considérées comme les meilleures en terrain désertique. Le président socialiste oublia ses camarades tchadiens. La perte d’un intérêt français majeur au Tchad depuis le retrait de Total du projet pétrolier tchadien avait inquiété Déby, mais cet intérêt économique était désormais remplacé par un intérêt essentiellement sécuritaire. Déby avait trouvé une meilleure rente financière et politique que le pétrole. Le déploiement de l’armée tchadienne pour lutter contre le terrorisme devint un outil diplomatique assurant au Tchad une influence croissante au sein d’institutions internationales, en particulier de l’Union africaine (UA).

Alors que les forces tchadiennes étaient encensées à l’étranger, les grincements de dents que j’avais entendus à Am Djéress s’amplifièrent au cours du cinquième et dernier mandat de Déby (2016-2021). Le cercle du pouvoir se resserrait, de sorte que des dissidents apparaissaient au sein de la communauté zaghawa, de l’armée et de sa propre famille. Cela culmina en 2020, lorsque le président célébra ses trente ans de règne en s’élevant au rang de premier et unique « maréchal du Tchad ». Lorsque Yaya Dilo, cousin de Déby et des frères Erdimi, décida de briguer la présidence, des chars furent déployés pour l’arrêter, chez lui, à N’Djamena, en février 2021. Sa mère fut tuée par des tirs mais Dilo réussit à s’échapper, probablement grâce à des complicités au sein de l’armée.

Après cet épisode, la popularité de Déby était plutôt faible au vu des réactions pro-Dilo sur les réseaux sociaux, mais il continua de faire campagne comme si de rien n’était pour des élections dont les résultats ne faisaient aucun doute. Le 11 avril, Déby fut réélu pour la sixième fois avec 80 % des suffrages. Le même jour, les forces du Fact quittèrent la Libye pour le Tchad dans l’intention affichée de ne pas laisser la réélection de Déby se dérouler en toute tranquillité et d’obliger le régime à des négociations, voire de tenter un raid éclair vers la capitale, comme le font habituellement les rebelles tchadiens. Les insurgés étaient équipés de plus de 400 pick-up bien armés.

Cela souleva des questions sur la loyauté d’Haftar envers le Tchad et la France. Comment le Fact a-t-il pu survivre, et même prospérer, dans le même camp – celui d’Haftar – que le gouvernement qu’il était censé combattre ? À partir de 2015, Mahadi tenta d’esquisser une ligne délicate pour se présenter comme neutre vis-à-vis du conflit libyen et éviter de se voir réduit au rôle de mercenaire, tout en se rendant suffisamment utile aux Libyens (Misrata puis Haftar) pour obtenir leur soutien. Selon lui, cette ligne autorisait le Fact à combattre des groupes terroristes, que ce soit aux côtés de Misrata ou aux côtés d’Haftar.

Mahadi explique aussi qu’en 2017, peu après que le Fact ait rejoint Haftar, ce dernier se proposa comme médiateur entre les rebelles et le gouvernement tchadien. Le maréchal libyen aurait été surpris par les demandes minimales des rebelles (une table ronde en France) et le refus de négocier de Déby, exigeant le désarmement du Fact. Haftar aurait alors refusé de les désarmer à condition que les rebelles tchadiens mettent leur lutte contre Déby « entre parenthèses » pour participer à des opérations « anti-terroristes » aux côtés des LAAF.

Les forces de Mahadi devinrent peu à peu plus actives, acceptant de contrôler des checkpoints dans la région de Jufra sur lesquels le Fact eut alors à souffrir d’attaques attribuées à Daesh. En 2019, alors que les LAAF étendirent leur zone de contrôle vers le sud-ouest de la Libye, le Fact accepta de participer à la protection des aéroports stratégiques de Brak al-Shati et Tamanhint. Haftar se lança alors dans une tentative pour prendre Tripoli, au départ sans prévenir ses alliés du Fact. Les combats s’enlisant, les LAAF demandèrent de l’aide aux rebelles tchadiens, qui, selon Mahadi, toujours soucieux de se défendre d’accusations de plus en plus pressantes de mercenariat, n’auraient pris part à la bataille (perdue) pour Tripoli que sur une base volontaire. Le Fact pourrait alors avoir combattu d’autres rebelles tchadiens, supplétifs de factions libyennes adverses.

Comment le Fact a-t-il pu passer de la Libye au Tchad sans réaction des LAAF ? Mahadi explique qu’après une visite du président turc Erdoğan – principal ennemi d’Haftar – à N’Djamena fin 2017, Haftar aurait sous-entendu être prêt à tolérer la reprise de la lutte contre le Tchad. Mais cela n’aurait pas pour autant donné lieu à un soutien concret – Déby conservant, selon Mahadi, « la facilité d’être un bon copain avec tous » : d’Haftar à la Turquie, et des Émirats arabes unis au Qatar.

Une autre hypothèse est qu’Haftar, se tournant progressivement vers un autre allié, la Russie, aurait accordé moins d’importance à ses relations avec le Tchad et la France. Des mercenaires de la société russe Wagner étaient également présents aux côtés d’Haftar en Libye, ainsi que du gouvernement de la République centrafricaine et du régime d’Omar el-Bechir au Soudan, au grand dam de Paris et de N’Djamena. En Libye, tout en se regardant en chiens de faïence, des éléments russes et français soutenaient également les LAAF, au grand étonnement du Fact, qui côtoyait les Russes sur l’aéroport de Brak al-Shati et les Français sur celui de Tamanhint. Mahadi affirme que les relations du Fact avec les forces de Wagner se seraient limitées à creuser des tranchées pour défendre Brak al-Shati. Lors du raid d’avril 2021, le Fact a été accusé, essentiellement par le régime tchadien, d’avoir été armé par les Russes, ce que Mahadi dément catégoriquement.

Le plus plausible est qu’Haftar a été à la fois généreux en termes d’équipements militaires et négligent quant à l’usage qui pouvait en être fait. Il semble aussi qu’en mars 2021, le Fact se soit littéralement échappé vers le sud du Fezzan libyen, où le contrôle d’Haftar (depuis 2019) est pour le moins symbolique : des milices locales toubou opposées à Haftar opèrent toujours dans cette zone aux côtés d’autres rebelles tchadiens. Mahadi explique que ses troupes ont commencé à descendre vers le sud sans même le prévenir et l’ont poussé à mener un raid pour lequel il ne se sentait pas prêt. Les combattants du Fact étaient fatigués d’attendre en Libye d’hypothétiques négociations, et craignaient que les LAAF ne se retournent contre eux sous la pression du Tchad et de la France, ou qu’un changement de situation en Libye ne les rende inutiles pour les LAAF. Cette dernière crainte fut renforcée par le cessez-le-feu libyen d’octobre 2020, prévoyant le retrait de Libye des combattants étrangers – bien que les rebelles tchadiens ne soient pas apparus alors parmi les plus visés par cet engagement. Au final, aucune mesure concrète n’a été prise, dans un contexte où certains acteurs libyens estiment qu’ils peuvent encore avoir besoin de forces étrangères, si ce n’est pour combattre, au moins pour maintenir l’équilibre actuel du pouvoir en Libye.

Certains des combattants qui ont pris part au raid l’ont décrit comme une attaque suicide : il n’y avait aucune garantie qu’ils battent l’armée tchadienne et le Fact fut largement vaincu. Il semble que les rebelles espéraient que l’armée se démobilise, mais ce ne fut pas le cas. En 2019, alors qu’une colonne légère de rebelles zaghawa de l’UFR (Union des forces de la résistance) était entrée au Tchad, des officiers, également zaghawa, de l’armée tchadienne avaient refusé de se battre, si bien que des avions français avaient dû intervenir pour anéantir les rebelles.

Mahadi affirme, « à la différence de l’UFR », avoir contacté les autorités françaises entre le 1er et le 8 avril 2021, les informant de son intention d’attaquer et demandant leur neutralité. Il les aurait aussi rassurés quant à son intention, en cas de victoire, de ne pas remettre en cause la participation de l’armée tchadienne à la lutte anti-terroriste au Sahel. Et il leur aurait aussi proposé une alternative : que Paris fasse pression sur le Tchad pour qu’une « table ronde inclusive », ancienne demande de Mahadi et de la rébellion tchadienne, ait enfin lieu. La réponse française aurait été catégorique : « Toute action du Fact au Tchad sera sévèrement réprimée par la France. »

Comme en 2019, l’aviation française survola donc les rebelles. Néanmoins, cette fois, elle semble s’être limitée à fournir des renseignements, ainsi qu’un soutien logistique (carburant, matériel et eau) aux troupes terrestres tchadiennes. Cette intervention (moindre en comparaison de celle de 2019) peut s’expliquer par le fait que, cette fois-ci, les rebelles du Fact étant essentiellement goranes, les troupes zaghawa paraissaient prêtes à leur faire face.

Les rebelles furent interceptés par l’armée à 300 kilomètres de N’Djamena. Les pertes furent lourdes des deux côtés. À 68 ans, le président se rendit sur le front, comme à son habitude, pour galvaniser ses troupes et s’assurer qu’elles ne fassent pas défection. Le 20 avril, on annonça qu’il était mort des suites de blessures au combat. Une autre version circula néanmoins : il aurait été tué lors d’une fusillade entre officiers rivaux de son armée.

Sans cette série d’événements, il est probable que l’attaque du Fact n’aurait été qu’un autre des raids rebelles devenus habituels, téméraires mais finalement défaits. Selon Mahadi et d’autres sources, les rebelles auraient perdu 60 % des véhicules qu’ils ont déployés au Tchad. Les frontières sahariennes sont poreuses et les survivants du Fact retournèrent en Libye, où le groupe peut de nouveau tenter de reconstituer ses forces. Cependant, la récente célébrité du Fact risque de ne pas attirer que de jeunes recrues, mais aussi l’hostilité d’acteurs libyens désireux d’éviter de nouveaux raids transfrontaliers. En septembre, ses troupes, repliées à Tarbo au sud du Fezzan, ont été la cible d’une attaque terrestre des LAAF suivie par des bombardements aériens, tuant plusieurs officiers rebelles.

Transition ou succession ?

Le scénario d’une possible mort violente de Déby avait été envisagé depuis longtemps, au Tchad comme à l’extérieur. Mais, comme évoqué plus haut, il semble que Déby ait systématiquement empêché ceux qui s’en inquiétaient, y compris au sein de sa propre famille, de discuter de plans de succession ou de transition. L’entourage de Déby et la France semblent avoir été pris au dépourvu par la fin du one-man-show. Dans la précipitation, un groupe d’une quinzaine de dirigeants de l’appareil sécuritaire, en majorité zaghawa, s’érigèrent en un Conseil militaire de transition (CMT). Un fils de Déby fut choisi comme président : Mahamat « Kaka », dont on m’avait dit, à Am Djéress en 2016, qu’il était un successeur potentiel.

Dans les faits, la prise de pouvoir du CMT était un coup d’État militaire et une violation de la constitution, qui prévoyait le remplacement d’un président défunt par le président de l’Assemblée nationale jusqu’à de prochaines élections. La nouvelle junte suspendit la constitution et l’Assemblée nationale, et nomma un nouveau gouvernement, y cooptant quelques figures de l’opposition. Le CMT rejeta les offres de cessez-le-feu et de négociations des rebelles, les appelant « terroristes, forces du mal et adeptes de l’obscurantisme », avant d’osciller entre des déclarations plus ouvertes et d’autres tout aussi hostiles que cette prise de position initiale.

La France s’est quant à elle empressée de soutenir le CMT. Lors des funérailles de Déby à N’Djamena, Emmanuel Macron assura que la France ne laisserait « personne remettre en cause la stabilité du Tchad », avant que le corps de son « ami courageux » ne soit transporté et enterré à Am Djéress. Selon des rumeurs circulant au sein de la communauté zaghawa, les 1 200 soldats tchadiens déployés dans la « zone des trois frontières » entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso risquaient d’être rappelés au Tchad pour sécuriser la junte, ou d’y revenir de leur propre initiative, leurs officiers souhaitant ne pas être écartés des négociations en cours au sein du pouvoir. La France semble craindre avant tout qu’une transition incertaine ne rende l’armée tchadienne incapable d’intervenir à l’étranger. Le premier discours de Kaka visait à rassurer Paris : malgré les « oiseaux de mauvais augure et les faux prophètes », le Tchad respecterait ses engagements.

Il semble que Paris ait d’abord sous-estimé le peu d’enthousiasme des Tchadiens vis-à-vis du CMT. Même certains généraux de l’armée et barons du régime Déby semblaient rejeter la perspective d’une succession familiale. Des manifestations à travers le Tchad, lors desquelles des drapeaux français furent brûlés, furent violemment réprimées, faisant au moins six morts. Macron rétropédala maladroitement, condamnant la répression des manifestations et rejetant une succession dynastique.

Tout aussi hésitante, l’Union africaine condamna d’abord la violation de la constitution. Mais certains États membres, comme le Sénégal et l’Algérie, étaient partisans d’une condamnation claire, quand d’autres, comme l’Égypte et le Nigeria, ainsi que le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki, tchadien lui-même et proche de Déby, plaidèrent en faveur du CMT. Au nom de circonstances « exceptionnelles » et du rôle du Tchad dans la lutte contre le terrorisme, elle ne suspendit pas l’adhésion du Tchad, contrairement à ce qu’elle avait fait auparavant lors du coup d’État d’août 2020 au Mali ou de la prise de pouvoir par un autre Conseil militaire de transition, au Soudan, en avril 2019, et à ce qu’elle fit par la suite au Soudan en octobre 2021. L’UA se contenta de demander une révision de la charte de transition afin de limiter la durée de la transition à 18 mois non renouvelables et d’interdire aux membres du CMT de se présenter aux prochaines élections.

Au départ, le CMT fit montre de quelques gestes d’ouverture : la reconnaissance comme parti politique des Transformateurs de Succès Masra (l’un des principaux partis d’opposition), l’autorisation des manifestations, la libération d’une poignée de prisonniers politiques et la promesse d’une amnistie pour des opposants en exil, certains condamnés à mort par contumace sous Déby. Kaka s’engagea aussi, oralement, à respecter les demandes de l’UA. Les autorités tchadiennes se sont cependant refusées à réviser la charte. Mais dans un entretien de juin 2021 à Jeune Afrique, Kaka posa en outre « deux conditions » ambiguës : « que nous, Tchadiens, soyons capables de nous entendre » et un soutien financier international. Il ajouta aussi un troublant : « En tant que croyant, je pense qu’il faut laisser à Dieu la part qui lui revient. Dieu décide de tout, du destin comme du pouvoir. » L’impression que Kaka suivait de plus en plus le modèle de son père, celui d’un homme fort soutenu par la France, fut renforcée lors de son premier déplacement international en tant que chef d’État, à Paris, le 5 juillet. Il sembla alors recevoir un soutien inconditionnel de la part d’Emmanuel Macron : selon des responsables tchadiens visiblement satisfaits, Paris accéda à sa demande de soutien financier (dont le Tchad estime le coût à près d’1,3 milliard d’euros) sans faire pression pour que le Tchad se conforme aux exigences de l’UA, restées lettre morte.

Le Tchad s’engagea ainsi dans un bras de fer avec l’UA, s’opposant à la venue à N’Djamena de son Haut représentant pour le Tchad, le Sénégalais Ibrahima Fall, et obtenant son remplacement. Ce « camouflet » pour l’UA aurait en fait surtout visé Moussa Faki qui, malgré son soutien initial au CMT, s’est vu soupçonné d’avoir des ambitions présidentielles. Son statut de personnalité internationale et de politicien civil, ainsi que ses origines à la fois zaghawa et arabe (il a fait ses premières armes au sein du Conseil démocratique révolutionnaire, le mouvement rebelle arabe tchadien historique), et peut-être le soutien de la France, peuvent lui permettre de se présenter comme un bon candidat de compromis pour incarner la transition.

D’autres gestes parmi les premiers du CMT, y compris des promotions dans l’armée, semblaient viser à faire taire les divisions au sein de la communauté zaghawa, qui avaient fortement impacté la fin du règne de Déby, plutôt qu’à lancer un dialogue plus large. Depuis la mort de Déby, il semble que la communauté zaghawa, y compris sa composante soudanaise, ait resserré les rangs, notamment par crainte que les divisions continues quant à la succession ne rendent les Zaghawa vulnérables à des représailles violentes de la part d’autres communautés tchadiennes. Les discours de haine anti-Zaghawa sur les réseaux sociaux pourraient inciter les Zaghawa soudanais, y compris les rebelles du Darfour, à combattre les rebelles tchadiens, que ce soit au Tchad même ou dans leurs bases arrières voisines en Libye.

Les autorités tchadiennes ont continuellement soufflé le chaud et le froid quant aux négociations avec les rebelles, leur tendant la main un jour, les traitant de « mercenaires » le lendemain, tout en exigeant qu’ils déposent les armes ou soient désarmés avant de rejoindre un « dialogue national inclusif », une condition inacceptable pour eux. Le dialogue en projet a aussi donné lieu à de nombreuses nominations, plus concurrentes que complémentaires. Longtemps exilé en France (à Reims, comme Mahadi), Acheikh Ibn-Oumar, rentré à N’Djamena en 2018, fut nommé ministre de la Réconciliation. Mais il fut mis en concurrence avec un comité chargé de négocier avec les rebelles, présidé par Goukouni Weddeye, autre figure historique de la rébellion tchadienne, et composé de barons du régime Déby, pour la plupart issus des mêmes communautés du Nord que les rebelles, trahissant l’approche tribale adoptée par le CMT vis-à-vis de l’insurrection. Les contacts discrets des représentants du CMT avec les rebelles, essentiellement sur une base ethnique, semblent viser, plutôt que des négociations collectives et transparentes avec l’opposition, des accords au coup par coup permettant la cooptation de certains d’entre eux, exactement comme Idriss Déby avait l’habitude de le faire. Cette stratégie a abouti au ralliement de Mahamat Hanno, représentant de l’UFR en France, en août 2021 – à un moment mal choisi du point de vue de l’UFR, qui se mobilisait alors pour obtenir la libération de Tom Erdimi. La personnalité même de Kaka, du fait de ses origines aussi bien zaghawa que gorane et toubou, pourrait permettre de rallier au CMT des soutiens des trois communautés les plus représentées dans la rébellion.

Peu à peu, le président du CMT, qu’on disait d’abord propulsé à ce rôle malgré lui et prêt à l’abandonner, semble avoir pris de l’assurance. Même s’il n’était pas lui-même candidat à la présidence, il est probable que le CMT cherchera un candidat au sein de la famille Déby ou de la communauté zaghawa.

L’un des paradoxes du soutien français au CMT tchadien est qu’il est peut-être moins un symptôme d’une politique néocoloniale (ou d’une « Françafrique ») désespérément immobile qu’une exception tchadienne au milieu d’une séquence plutôt « décoloniale » orchestrée par un président français qui se veut le représentant au pouvoir de la première génération a n’avoir pas connu la colonisation. En 2021, cette dernière ligne a été marquée, pêle-mêle, par un ton sévère vis-à-vis du Mali et l’annonce d’un désengagement des forces françaises au Sahel, une reconnaissance graduelle des responsabilités françaises dans la guerre d’Algérie et le génocide des Tutsi, et un soutien clair à une transition démocratique au Soudan. Ce dernier point ne passe pas inaperçu au Tchad voisin. La France, comme l’UA, ont considéré la transition soudanaise et son partenariat civilo-militaire comme un « modèle » pour le Tchad, et condamné, bien plus fermement que la violation de la constitution au Tchad, le coup d’État militaire du 25 octobre 2021 à Khartoum. Il est cependant probable que la situation tchadienne ait été interprétée au Soudan comme le signe d’une certaine faiblesse ou bienveillance de l’Occident et de l’UA vis-à-vis des nouveaux régimes militaires dans la région, tandis que l’affirmation de cette tendance au Soudan et ailleurs risque d’encourager le maintien au pouvoir du CMT tchadien.

Le parallèle entre le Tchad et le Soudan montre cependant des limites historiques évidentes, notamment les différences de traitement entre les rebelles tchadiens et soudanais. En France même, les rebelles soudanais ont longtemps été accueillis et bienvenus, tandis que les rebelles tchadiens ont été accusés d’être des criminels de guerre et des terroristes. Ces allégations ont justifié des sanctions financières prises contre Mahadi et Mahamat Nouri, le rejet de la demande d’asile de Nouri, accusé de recruter des enfants-soldats, puis pour le même motif l’inculpation de Nouri et Abbakar Tollimi pour crimes contre l’humanité (Nouri passera neuf mois en prison). Quant à Mahadi, le gel de ses avoirs a été renouvelé, cette fois pour avoir prétendument « assassiné » le président tchadien, témoignant ainsi d’une nouvelle extension abusive d’un mécanisme théoriquement destiné à lutter contre le terrorisme. Au-delà même de cette instrumentalisation du droit à des fins politiques, les rebelles tchadiens n’ont toujours pas vu d’offre de dialogue semblable à celle que les autorités de transition soudanaises ont faite aux rebelles soudanais.

Contrairement au Soudan et à la Libye, où de multiples acteurs extérieurs interviennent, la France reste l’acteur dominant au Tchad. Son hégémonie continue, à peine masquée par des appels peu sincères à une multilatéralisation de son intervention dans le pays, empêche de possibles partenaires de s’implanter au Tchad. Mais le fait que cette hégémonie rende la France impopulaire dans le pays ouvre aussi la porte à des interventions concurrentes, notamment de la Russie, de la Turquie ou de pays du Golfe. En juin 2021, le ministre tchadien de la Défense, Daoud Yaya Brahim, invité à la 9e Conférence de Moscou sur la sécurité internationale, a discuté de coopération militaire avec des responsables russes, et Kaka a été reçu à Ankara en octobre.

Au fil des ans, l’opposition tchadienne (armée ou non) a plutôt tenu des discours anti-français, rencontrant des échos dans l’opinion tchadienne, mais condamnant à une impasse ses relations avec Paris. Mahadi s’est singularisé par une stratégie différente, laissant la porte ouverte aux négociations même au milieu des combats en territoire tchadien, tout en ne remettant pas en cause l’engagement militaire du Tchad aux côtés de la France. Tous les rebelles s’accordent sur la nécessité de négociations à l’extérieur du Tchad, mais Mahadi indique une préférence pour la France, « endroit idéal, car la France fait partie du problème et doit faire partie de la solution ». Pour l’instant, cette stratégie n’a pas suffi à rassurer Paris, dont la préférence semble aller à la « stabilité » incarnée par un nouveau régime militaire.

Pendant la dernière décennie, la politique tchadienne de la France est restée à courte vue et dominée par des considérations militaires : le Tchad n’était qu’un pourvoyeur de troupes pour les guerres régionales. Cependant, la mort de Déby pourrait remettre en cause la principale raison de l’exception que représente l’attitude de la France vis-à-vis du Tchad depuis une décennie, à savoir la contribution militaire du Tchad à la lutte contre le terrorisme au Sahel. Certains, y compris au sein de l’armée française, craignent que l’armée tchadienne, occupée par des questions internes et locales, soit désormais moins disponible pour des opérations à l’étranger. Mahamat Kaka s’est tout d’abord engagé à respecter les engagements de son père en la matière. Lors de sa visite à Paris, il aurait aussi, à l’image de son père, négocié le maintien des troupes tchadiennes contre un soutien politique sans failles. Cependant, bien qu’il semble avoir obtenu satisfaction, en août 2021, le Tchad, reniant sa promesse initiale, a retiré la moitié de ses troupes de la « zone des trois frontières ». Les justifications données, à savoir qu’une force diminuée de moitié serait plus adaptée à la menace terroriste, n’ont pas convaincu. Le fait que ce redéploiement ait eu lieu peu après une attaque de Boko Haram sur le sol tchadien, provoquant la mort de 26 soldats, a aussi suscité des interrogations sur les performances réelles de l’armée tchadienne, alimentant, dans le contexte du retrait français, la crainte d’un scénario à l’afghane. En même temps, en août, le Tchad a signé un accord avec les États-Unis prévoyant un soutien à son armée en vue de sa participation à des opérations de maintien de la paix. Et en septembre, N’Djamena a annoncé une augmentation significative de ses effectifs militaires pour atteindre 60 000 hommes, contre 35 000 aujourd’hui, officiellement.

Si la politique française n’évolue pas, il est probable que des drapeaux français continueront d’être brûlés. La bonne nouvelle pour le Tchad, cependant, est que, tout comme la guerre contre Kadhafi avait brièvement contribué à l’unité nationale, le sentiment que le prochain régime tchadien et le type de gouvernement ne doivent pas être décidés à Paris est largement partagé au sein de la population tchadienne.

Article et numéro disponible sur Cairn : https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2021-4-page-121.htm


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
mathieulonglade (18 avril 2022). Article de conjoncture “Le Tchad sous et après Déby : transition, succession ou régime d’exception”, Politique africaine n°164 de Jérôme Tubiana. Politique africaine. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/sxzd


Vous aimerez aussi...