RDL Polaf n°163 – Blanc (Guillaume). L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain. Paris, Flammarion, 2020, 352 pages

Guillaume Blanc propose dans cet ouvrage une histoire des politiques de conservation en Afrique depuis l’époque coloniale, et singulièrement au prisme de l’Éthiopie, en particulier du Parc national du Simien dans le Nord du pays. Ce qui s’y passe est en effet à l’image des dynamiques du reste du continent, qu’il s’agisse d’hier ou d’aujourd’hui. On peut noter l’intérêt de l’entrée par l’Éthiopie, en tant que pays non colonisé – alors même que l’ouvrage discute l’idée d’un « colonialisme vert ». Cette dernière peut être discutée mais elle a le grand mérite de souligner combien il s’agit là de grandes tendances, du temps long, qui concernent l’Afrique en général, indépendamment finalement de son histoire coloniale.

C’est une histoire « au ras du sol » que convoque l’auteur : une histoire qui parle des gens, des populations qui résident au sein des aires protégées, celles-là mêmes qui sont au cœur des politiques de conservation puisque ces dernières les considèrent comme les causes principales de la dégradation de la nature. Au-delà des populations locales, c’est une histoire à travers les acteurs, ceux qui pilotent ces politiques de conservation depuis l’époque coloniale. Ces derniers ont des trajectoires professionnelles singulières, ils parcourent (parfois) les parcs nationaux, ils rédigent des rapports, ils conseillent les dirigeants politiques.

Mais qu’est-ce que le colonialisme vert ? Ce sont d’abord des mythes : la forêt se dégrade, la population de faune sauvage se réduit drastiquement – la faute aux populations locales qui, par leurs pratiques quotidiennes, abîment la nature. Les modes de vie desdites populations sont donc très stigmatisés. On peut d’ailleurs noter la dimension raciste de tels mythes, ce que Guillaume Blanc met par exemple en lumière quand il compare le discours de l’Unesco sur le Simien et sur les Cévennes (p. 295) : en Éthiopie, l’agropastoralisme est une immense menace pour la nature alors qu’il est indispensable pour sa préservation en France.

Le colonialisme vert, ce sont ensuite des politiques, des décisions, au premier rang desquelles l’expulsion des habitants des parcs nationaux – et plus généralement de très fortes restrictions d’usages des ressources. Ce sont aussi des transformations sociales radicales, comme des populations expulsées (ou « volontairement déplacées » c’est selon) vers des villes. Des habitants ainsi obligés de se convertir, comme le dirait Roderick Neumann, à la « modern cash economy » : vivant auparavant d’activités agropastorales, ils doivent désormais gagner leur vie soit dans le secteur du tourisme lié aux parcs nationaux (en devenant guides par exemple), soit dans des villes où ils n’ont jamais vécu.

Le colonialisme vert a également trait à des récits, à commencer par le fardeau civilisationnel de l’homme blanc. C’est la fameuse mission civilisatrice des métropoles coloniales, ici adaptée au secteur environnemental – mettre sous cloche, mettre en réserve et en parc pour préserver une nature que les indigènes ne savent ni apprécier ni soigner. Et c’est aussi le fardeau écologique de l’expert : une fois les indépendances passées, ce n’est plus l’administrateur colonial ou le botaniste qui est sur le devant de la scène, mais l’expert en nature africaine qui va apporter la bonne parole néo-malthusienne ou sur la tragédie des communs aux dirigeants africains. Plus récemment, le développement durable et la conservation communautaire sont sur le devant de la scène : les experts, ou plutôt les consultants, mettent en avant ô combien les savoirs traditionnels sont importants – mais loin des aires protégées.

Pourquoi le colonialisme vert ? Guillaume Blanc explique qu’il s’est constitué à la faveur d’un secteur mondial de la conservation, qui s’est lui-même construit à partir de la fin du xix^e siècle autour d’un instrument en particulier, l’aire protégée (comme les réserves de chasse ou les parcs nationaux). Et ce secteur doit en quelque sorte s’auto-entretenir afin d’assurer sa pérennité. Ce colonialisme est par ailleurs porté par un réseau d’acteurs et une configuration d’organisations internationales – dont l’immense majorité ont une origine coloniale, comme l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et le WWF (Fonds mondial pour la nature).

L’étude du temps long permet à l’auteur de montrer de façon très fine comment les acteurs aux manettes du colonialisme vert ont des statuts qui évoluent – administrateurs coloniaux, forestiers, botanistes, gardiens de parcs nationaux (warden), experts, conseillers du prince, consultants –, mais que cela va de pair avec une permanence des discours, des préconisations, des pratiques. Leurs pratiques illustrent ô combien les politiques de conservation à travers les âges ont en leur cœur l’enjeu de la perpétuation de la domination de l’homme blanc viril.

Ces acteurs sont en effet des Occidentaux, au départ surtout issus de l’ancien empire colonial britannique, puis d’autres pays – on peut par exemple mentionner la Suisse dans le cas éthiopien. Il s’agit « d’hommes de terrain », et en particulier d’individus en poste à l’époque coloniale et qui vont rester en Afrique suite aux indépendances dans les mêmes positions (et/ou qui vont circuler entre les anciennes positions de l’Empire britannique, comme l’illustrent des trajectoires intéressantes entre l’Inde et l’Afrique, synonymes de reproduction des récits et des pratiques). Cela signifie aussi que les nouveaux États indépendants leur reconnaissent une vraie légitimité savante et pratique.

Concernant les institutions, il y a au départ avant tout l’UICN, le WWF et l’Unesco. Vont s’y adjoindre, en particulier à la faveur de l’avènement du développement durable, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), le Pnud (Programme des nations unies pour le développement), le KfW (Kreditanstalt für Wiederaufbau) et des ambassades. Ici aussi, ces configurations changeantes ne sont en rien antinomiques avec la permanence des mythes dénoncés par Guillaume Blanc. Dans tous les cas, il s’agit en effet d’une « internationale de faiseurs de patrimoine ». Ainsi, le colonialisme vert repose sur des rapports (qui se multiplient au fil des ans), des stratégies internationales, des réglementations nationales, des plans de gestion locaux, des visites d’experts (courtes), des missions d’évaluation (parfois même sans visiter les parcs nationaux). Le rôle des centres de formation est aussi essentiel, comme le collège de Mweka en Tanzanie, créé en 1963 avec des fonds occidentaux : le colonialisme vert repose sur la perpétuation de croyances, de « savoirs », bref de manières de penser le gouvernement de la nature africaine.

De l’ouvrage de Guillaume Blanc surgissent plusieurs énigmes. D’abord, pourquoi une telle persistance du « colonialisme vert » ? Un élément de réponse est le suivant : « L’Occident a besoin de croire qu’il y a là-bas (i.e. en Afrique) ce qu’il ne peut plus sauver chez lui : un Éden où il y a encore une place pour la vie sauvage et animale. »

Une deuxième énigme concerne les États africains et leur complicité dans la perpétuation du colonialisme vert. De fait, ces derniers reproduisent à leur tour ces mythes et ces pratiques. L’ouvrage ne s’inscrit pas dans une lecture dépendantiste et apathique de ces États, et met en avant quelques points : l’enjeu des gains symboliques sur la scène internationale, comme l’inscription du Simien sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco ; le pari sur les gains économiques, comme l’illustre le discours de Nyerere à Arusha en 1961 (même si ces gains peuvent s’avérer assez faibles selon les cas). Mais d’autres enjeux sont peut-être plus probants. Les politiques de conservation sont (peut-être avant tout ?) un moyen de contrôle des populations, un instrument de maillage territorial (p. 182). Cela est lié à la nature profondément autoritaire (et paramilitaire) de la conservation, qui fait l’affaire des États en construction pour la consolidation à la fois de leur assise territoriale, mais aussi de leur roman national. Plus fondamentalement, on peut souligner l’importance de la capacité d’action (agency) desdits États, que Guillaume Blanc évoque en filigrane. Par exemple, la correspondance fascinante entre le major Gizaw (à la tête du département de conservation dans les années 1960 en Éthiopie) et l’expert Blower : l’État, et plus précisément l’administration, peut dire « Non », et/ou peut ralentir les choses, bref ne pas obtempérer mécaniquement. Capacité d’action des États donc, mais capacité d’action des populations également. L’auteur évoque ainsi des résistances régulières, à toutes les époques – même si la période plus contemporaine semble plutôt synonyme d’une acceptation de la logique autoritaire dans le Simien. Enfin, le contexte politique national (révolution, guerre civile par exemple) est de première importance puisqu’il dicte dans une large mesure le tempo. Ainsi, l’expulsion des habitants du Simien est sans cesse ralentie, repoussée et non complètement réalisée.

Une troisième énigme concerne le rôle écrasant et absurde de la science. Car de quelle « science » parle-t-on finalement ? Les passages où Guillaume Blanc démontre avec bon sens l’absurdité des chiffres et des constats « scientifiques » sont particulièrement appréciables. Plus profondément, la science et, plus spécifiquement, l’expertise sont des enjeux fondamentaux : l’auteur souligne, dans la veine des travaux de Pierre Lascoumes, que sa dimension technicienne la rend apolitique, et donc inattaquable. Et c’est une des grandes questions des études sur le développement : sous couvert de technicité, de rapports, de « style formulaire » (p. 217), il y a extension de pratiques et de relations de domination, mais de manière quasi implacable, très insidieuse.

Dernière énigme, l’idée même de « colonialisme vert » est intrigante, et en tout cas ne peut que poser question, surtout si elle est comprise au pied de la lettre – la façon dont les médias l’ont beaucoup reprise ces derniers mois, par exemple concernant l’action du WWF en République démocratique du Congo, dénonçant des injonctions autoritaires du Nord vers le Sud. Autrement dit, l’ouvrage de Guillaume Blanc permet de rappeler qu’il ne s’agit pas mécaniquement et systématiquement d’une apathie du Sud vis-à-vis du Nord, mais bien dans une large mesure d’une complicité objective autour de la perpétuation d’une idée coloniale de la nature en Afrique.

50Au final, le livre de Guillaume Blanc est une histoire de la violence environnementale sur la longue durée sous-tendue par des récits qui ne cessent de se reproduire malgré des affichages qui, eux, se renouvellent. Et cette violence est souvent une affaire de complicités objectives : singulièrement à l’ère postcoloniale, entre l’expert et le dirigeant, et il y a aussi régulièrement congruences entre injonctions internationales et agenda politique national – comme le Derg qui expulse la moitié de la population du Simien en 1979 et la place dans des villages socialistes (p. 184).

Rozenn Nakanabo Diallo
Les Afriques dans le monde (LAM), Sciences Po Bordeaux

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