RDL Polaf n°163 – Guidi (Pierre). Éduquer la nation en Éthiopie. École, État et identités dans le Wolaita (1941-1991). Montpellier/Rennes, IRD éditions/ Presses universitaires de Rennes, 2020, 352 pages
En articulant d’une part les questions de la formation de l’État, de la nation et des identités nationales, et d’autre part les processus de centralisation qui les accompagnent, le livre de Pierre Guidi répond à une grande ambition, avec une belle créativité à travers son regard décentré, celui de la « périphérie », dont il rappelle à juste titre qu’elle n’est « pas un lieu », mais une « situation ». Issue de son travail de doctorat, son enquête est ancrée dans la région éthiopienne du Wolaita, un ancien « centre » soumis à la fin du xixe siècle qui devient alors une « marge » de l’Empire de Menelik II, et le restera sous les régimes suivants. Les problématiques proposées par Pierre Guidi rappellent ainsi cette question fondamentale au cœur des formations impériales et étatiques, à savoir : comment gérer la diversité de la nation tout en maintenant l’unité de l’État ? Quel modèle de régime adopter et quelle conception de la nation négocier ? Comment convaincre les populations du bien-fondé de ce modèle, comment « conquérir leur esprit » (Godelier) ?
C’est depuis une école du Wolaita que l’auteur nous offre ses réponses avec beaucoup de modestie et d’érudition. Il rappelle de façon convaincante comment cette société Wolaita conquise a revendiqué sa place au sein de l’Empire, de l’État, de la nation éthiopienne, jusqu’à se résigner parfois à abandonner sa langue et à accepter les modalités de domination du nouveau centre. L’ouvrage traite de ces modalités de domination, d’acceptation, de résistance, presque toujours accompagnées d’une violence structurelle se diffusant ici brutalement, là de façon à peine perceptible mais bien réelle.
À partir de la marge, Pierre Guidi remonte jusqu’au sommet de l’État. Il emprunte pour cela les regards et les perceptions des différent·e·s acteurs/actrices, à diverses échelles, pour décrire, analyser, reconstruire une histoire sociale « au ras du sol » comme il écrit : celle des anciens élèves (dont les entretiens largement retranscrits sont fascinants), des directeurs, des membres des comités en charge de rédiger les manuels scolaires du régime en place, les manuels mêmes, la presse. Une histoire sociale qui reste, rappelons-le, largement à écrire sur cette période et ce pays, particulièrement depuis cette perspective décentrée. L’ouvrage de Pierre Guidi offre en ce sens une contribution majeure à la littérature « éthiopisante » en général et à l’histoire sociale en particulier. La plongée dans cet espace scolaire est extrêmement stimulante, presque romanesque : le lecteur est placé au cœur de cet espace lui-même traversé par des trajectoires individuelles diverses. L’auteur nous décrit qui y pénètre, de façon volontaire ou contrainte, pourquoi, comment, selon quelles attentes, et comment ils/elles en sortent ou en sont expulsé·e·s.
L’ouvrage est rythmé par deux grands mouvements, séparés par un moment historique fort autour de la zamacha. De part et d’autre, un même fil conducteur toutefois : la formation de l’État éthiopien vue depuis l’école du Wolaita, et ce passage d’une école perçue localement comme un instrument de domination et d’oppression à un moyen de libération et d’accès à l’État.
Sous l’Empire d’Haïlé Sélassié, l’école avait vocation à cimenter, à produire les forces obéissantes de la nation qui alimenteraient la machine administrative (surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale). Cette école fonctionne dans un premier temps mais ses contradictions deviennent progressivement intenables. Ces contradictions portent principalement sur les résistances des aristocraties locales à une véritable émancipation par l’école, défaisant les discours scolaires relatifs au progrès social que celle-ci devait précisément permettre. Une sélection qui passe également par la langue du dominant, l’amharique, dont les épreuves demeurent éliminatoires. L’école d’Haïlé Sélassié demeure ainsi empêtrée dans les contradictions d’un régime sclérosé face à une jeunesse bientôt en ébullition. L’ouvrage de Pierre Guidi peut en ce sens être lu comme une histoire sociale de la fin de la domination d’une certaine classe amhara au Wolaita (chapitres 7, 8, 9 et 10).
Sous le régime militaire du Derg (1975-1991), on peut désormais (voire on doit) apprendre dans sa langue maternelle. Comme le promeut l’Unesco, « une personne alphabétisée dans sa langue maternelle assimile mieux les connaissances transmises » (p. 204). L’Insitute of Language Studies, qui devient l’Institute for the Studies on Ethiopian Nationalities en 1983, est chargé de mettre en forme ces langues régionales. En quelques années, 15 langues auraient été formalisées et auraient touché 95 % de la population. Mais ces langues locales auraient surtout servi, rappelle l’auteur, les campagnes d’alphabétisation (qui font l’objet de descriptions détaillées et extrêmement intéressantes), et finalement, pour entrer de plain-pied dans l’espace national (école, université, presse, livres), il fallait encore maîtriser l’amharique (p. 222). Cette dernière langue passe néanmoins de la langue de l’ennemi à la langue de l’opportunité, de l’ascension sociale au sein de l’État, de la reconnaissance au sein de la nation éthiopienne, en tant qu’Éthiopien et Wolaita tout à la fois.
La rupture se situe dans la campagne zamacha ((La zamacha est un immense mouvement impulsé par le nouveau…)) lancée au tout début du régime du Derg. Les blocages et les scléroses du régime précédent volent en éclat. En quelques mois, une armée d’étudiants et de professeurs est envoyée dans les régions avec pour objectif de consolider la nation… et d’éloigner la jeunesse contestataire des villes. Les associations de paysans servent d’ancrage local et des milliers d’écoles sont construites. Si le projet éducatif et pédagogique apparaît finalement flou et laisse parfois place à des initiatives discutables de la part d’étudiants mal préparés, la zamacha marque incontestablement une rupture historique localement : la destruction de la hiérarchie locale (contre laquelle Haïlé Sélassié avait échoué) à travers la réforme agraire qui accompagne la zamacha, dans la violence parfois. Enfin, la zamacha s’achève dans le sang des étudiants lorsque le Derg décide de la reprendre en main. La fameuse « terreur rouge » vient clore ce moment pour ouvrir une nouvelle ère de l’histoire scolaire transformant profondément et durablement l’école éthiopienne (1979-1985).
L’œuvre scolaire la plus impressionnante du Derg est bien la « campagne » (la reprise du champ lexical militaire n’est pas anodine) de 1979-1985 (lire particulièrement le chapitre 7). En instaurant un service obligatoire, ils/elles sont quelque 241 501 à être enrôlé·e·s en 1979. La campagne va au-delà de l’alphabétisation et mobilise des chants, du théâtre, des jeux, de grandes cérémonies à l’occasion desquelles des certificats sont distribués, telles de grandes communions nationales – Pierre Guidi y voit un parallèle avec l’acte commun et simultané de lire le journal décrit par Benedict Anderson, faisant naître un imaginaire national. Alors que le taux d’alphabétisation était de 50 % en 1974, il atteint 90 % en 1984 à l’échelle du pays. Le Wolaita reste certes en dessous de cette moyenne, mais le point essentiel de l’analyse n’est pas cette différence ville-campagne. La rupture se situe plutôt dans le changement de perception locale de l’école durant cette période, dans l’adhésion à l’école : « l’adhésion au régime et la coercition n’expliquent pas tout. Certains ont aussi saisi l’opportunité offerte par l’éducation en tant que telle » (p. 215) – particulièrement les femmes auxquelles Pierre Guidi accorde une attention constante tout au long de l’ouvrage. La période 1979-1985 marque ainsi une rupture aux effets durables car, comme l’explique l’auteur, l’élévation sociale de quelques-uns permet l’élévation du groupe tout entier au sein de la nation (p. 219).
En dépit des ruptures, l’école représente un espace où se perpétue la violence sous ses différentes formes. Pierre Guidi évoque la rixe de 1970 et les opérations de l’Ethiopian People’s Revolutionary Party (Parti révolutionnaire du peuple éthiopien, EPRP) pour montrer à quel point l’école est l’espace où se joue, aussi, la lutte des classes. Elle est aussi le lieu des assassinats politiques sous le Derg, et de recrutements forcés pour mobiliser la jeunesse dans la guerre civile contre les « rebelles » du Nord. Mobilisations, marches, conquêtes, campagnes…, le livre de Pierre Guidi montre à quel point la conquête des esprits est aussi une guerre, parfois impitoyable, au cœur de la construction nationale et étatique, avec son lot de sacrifices et de martyrs. Les paysans ont parfois « forcé les portes de la Nation » (p. 27), ou se sont simplement adaptés « aux structures qui leur sont imposées » (p. 27). Quoi qu’il en soit, loin d’être des victimes passives, ils sont aussi des conquérants.
Jean-Nicolas Bach
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sandrine Perrot (28 octobre 2021). RDL Polaf n°163 – Guidi (Pierre). Éduquer la nation en Éthiopie. École, État et identités dans le Wolaita (1941-1991). Montpellier/Rennes, IRD éditions/ Presses universitaires de Rennes, 2020, 352 pages. Politique africaine. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/sxys